ÉDUCATION - Liberté et systèmes d’enseignement

ÉDUCATION - Liberté et systèmes d’enseignement
ÉDUCATION - Liberté et systèmes d’enseignement

Il y a longtemps que la structure rudimentaire, où se trouvent face à face un maître et un seul élève ou disciple – organisation qui permet la plus grande autonomie –, a été abandonnée. Déjà Platon et Aristote, soucieux de former l’homme de la cité, l’avaient rejetée, et il est paradoxal que Jean-Jacques Rousseau, si désireux de contrat social, ait sans doute été dans son Émile le dernier défenseur de ce «dialogue singulier». En matière d’enseignement, depuis des siècles, dans tous les pays, la structure de base est infiniment plus complexe. Elle réunit d’une manière permanente, à des fins d’enseignement, des élèves issus de familles différentes et souvent nombreux, parfois très nombreux. D’autre part, ces structures de base sont incluses dans un système d’enseignement national comportant souvent divers grands secteurs distincts.

1. Liberté et structures d’enseignement

Aujourd’hui, dans tous les pays un tant soit peu évolués, existe un secteur public, organisé et financé, au moins en partie, par l’État. Il existe aussi parfois, notamment dans les démocraties de type classique, à côté de ce secteur public, un secteur «privé» ou «libre».

La liberté prend alors essentiellement deux aspects: d’une part, elle est caractérisée par le maintien ou la création, à côté d’un secteur officiel, d’un secteur privé; d’autre part, elle se mesure au degré d’autonomie que conserve l’établissement scolaire ou universitaire à l’intérieur du secteur dont il fait partie, que celui-ci soit public ou privé.

Pendant tout le XIXe siècle, et au moins la première moitié du XXe, ce n’est guère que sous cet aspect qu’est conçue la liberté de l’enseignement et, plus spécialement encore, sous l’angle du maintien ou de la création d’écoles confessionnelles échappant plus ou moins au secteur public. Le problème se pose encore parfois aujourd’hui lorsque la «gauche» obtient le pouvoir (comme en France, par exemple, depuis 1981), bien qu’avec une acuité plus réduite qu’auparavant.

Maintien ou création d’un secteur privé

Cet aspect sectoriel de la liberté disparaît lorsque toutes les écoles sont intégrées, en droit et en fait, dans un système de monopole. Celui-ci a existé pendant des siècles, dans tous les pays de la chrétienté, au profit de l’Église catholique. Un autre monopole, étatique cette fois, a été mis en vigueur en France pendant la Révolution, en 1793 et 1794, mais surtout ensuite en vertu de la législation napoléonienne, maintenue sur ce point après la Restauration. Aujourd’hui, le monopole étatique de l’enseignement est établi dans tous les pays socialistes de l’Est européen.

Lorsque ce monopole a été introduit dans un pays, la création d’un secteur privé prend l’allure d’une conquête souvent progressive. Mais il est arrivé aussi que le secteur public se soit créé en laissant simplement subsister les écoles d’obédience religieuse existant précédemment. Tel a été le cas dans de nombreux pays, qu’ils soient à prédominance protestante (Allemagne, États-Unis, Grande-Bretagne) ou catholique (Belgique, Italie).

Le secteur public étant créé, les pouvoirs publics cherchent à désarmer les tendances au séparatisme scolaire en offrant à ses usagers des enseignements qu’ils seraient tentés de chercher dans des écoles particulières. C’est pourquoi, dans plusieurs pays, des cours de religion sont organisés à l’intérieur des établissements publics (Belgique, Allemagne fédérale, Italie). Même en Pologne, les cours de religion, qui avaient été supprimés, ont été rétablis en 1956, dans les seules écoles qui existent, c’est-à-dire les écoles publiques.

En France, la IIIe République a tenté, dans le dernier quart du XIXe siècle, de résoudre ce problème d’une manière originale, en ayant recours à la notion de laïcité, qui devait permettre, dans l’esprit du législateur, d’offrir aux familles un enseignement public convenant à tous.

Il a cependant été impossible d’étendre cette législation laïque aux trois départements de l’Est (Haut-Rhin, Bas-Rhin et Moselle), lorsque ceux-ci ont été réintégrés à la France en 1918. La législation allemande antérieure a été maintenue à cet égard et, dans la plupart des communes de cette région, on trouve encore deux écoles primaires publiques distinctes, l’une catholique, l’autre protestante, dans lesquelles sont enseignées, entre autres matières, les religions respectives. Sont seuls nommés dans ces écoles les maîtres de la religion concernée.

Degré d’autonomie des établissements

La situation n’est pas la même selon qu’il s’agit d’un établissement public ou privé. Cependant, que celui-ci appartienne à l’un ou à l’autre secteur, sa situation sera également influencée par la répartition des pouvoirs politiques et administratifs qui s’exercent sur l’enseignement.

Notamment, elle est différente dans un État politiquement unitaire ou dans un État fédéral. Le plus souvent, en effet, le pouvoir fédéral se limite en ce domaine à des indications générales (parfois même, comme aux États-Unis, à un simple rôle consultatif). L’essentiel du pouvoir normatif est exercé, dans un État de cette forme, à l’échelon des États membres. En U.R.S.S., dans le cadre du monopole scolaire de l’Union et des États membres, les minorités linguistiques et ethniques ont des écoles comportant un enseignement dans leur langue et sauvegardant leur culture particulière, aux frais de l’État. C’était une idée chère à Lénine.

La plus ou moins grande décentralisation (ou même déconcentration) administrative influe également sur le degré d’autonomie des écoles vis-à-vis des pouvoirs publics. La décentralisation est par exemple très poussée aux États-Unis; c’est à l’échelon du district local que s’y exerce l’essentiel du pouvoir, et les membres du board de district sont élus par les habitants. Ces élus ont la responsabilité directe du fonctionnement des écoles du district, de leur programme scolaire et de leur financement. Il est normal, dans ces conditions, que les établissements scolaires américains soient extrêmement divers. Un problème analogue se pose actuellement en France pour les régions où une langue autre que la française est encore usitée (basque, breton, occitan...). Depuis plusieurs années, des cours facultatifs de ces langues régionales sont organisés à l’intérieur des diverses écoles du secteur public des régions concernées, aux frais de l’État. Sans doute la décentralisation administrative des régions et départements actuellement en cours donnera-t-elle à ce problème une ampleur dépassant le cadre linguistique, au cours des prochaines décennies (cf. B. Schwartz, Une autre école ; Préface André Mauroy, Paris 1977, où est reprise, sous une autre forme, l’idée américaine de district scolaire).

Diversité ne signifie pas forcément autonomie. Il arrive même souvent qu’un pouvoir proche soit plus oppressif qu’un pouvoir éloigné. Ce qui est vrai, c’est que l’autonomie s’exerce à des niveaux différents de la hiérarchie des pouvoirs institutionalisés. Mais c’est surtout au niveau de la structure de base, l’établissement scolaire et universitaire, qu’il est intéressant de mesurer le degré d’autonomie, et, à cet égard, la situation change selon qu’il s’agit d’un établissement public ou privé.

Secteur public

Il faut distinguer les établissements primaires et de second degré, d’une part, et les établissements d’enseignement supérieur, d’autre part.

Un établissement public étant par définition une école des collectivités publiques, l’autonomie de l’établissement ne peut être normalement que «résiduelle» par rapport aux pouvoirs publics. Cette autonomie est cependant variable selon les pays et selon les époques. En France, la vie des écoles publiques est presque entièrement déterminée par les pouvoirs publics, politiques ou administratifs. Il y a quelques années, un professeur américain en stage à Paris fit paraître dans la presse un article retentissant dans lequel il se demandait comment l’enseignant français pouvait vivre dans le carcan des prescriptions officielles, qui limitent sa liberté de toutes parts. En réalité les choses ne sont pas aussi simples. L’enseignant français, généralement fonctionnaire, jouit d’un statut légal extrêmement protecteur, notamment en ce qui concerne sa liberté d’opinion et de conscience. L’enseignant américain, au contraire, dépend, sans garanties légales, d’autorités qui, pour être proches et souvent élues, n’en sont pas moins parfois tatillonnes. Ainsi, il est symptomatique que l’un des problèmes les plus controversés encore aux États-Unis soit celui de savoir si un maître peut aborder en classe des questions discutées et délicates (cf. J. Hardré, L’Éducation élémentaire et secondaire aux États-Unis ).

L’autonomie est moins grande encore dans les pays où l’enseignement doit être conforme à une idéologie officielle. Il convient cependant de faire à cet égard une place à part au système yougoslave dit de l’«autogestion sociale»; les établissements scolaires, des écoles primaires aux universités, y sont déclarés «organisation de travail présentant un intérêt social particulier». Cela signifie que les établissements sont gérés par les représentants élus des enseignants et des grands élèves, auxquels viennent s’adjoindre des représentants élus des citoyens. Mais seuls les élus de l’école peuvent décider de l’organisation du travail dans leur institution, ainsi que de la répartition des fonds que leur fournit la communauté.

Généralement, la liberté-autonomie des établissements d’enseignement supérieur est plus grande que celle des écoles d’un degré inférieur. Déjà les universités du Moyen Âge avaient trouvé, dans la formation de corporations de maîtres et étudiants liés par serment, le moyen d’affirmer une certaine indépendance à l’égard des pouvoirs ecclésiastiques et royaux. À l’aube du libéralisme, c’est en Allemagne, avec Fichte, Schleiermacher, Savigny et surtout Wilhelm von Humboldt, ministre de l’Instruction de Prusse et fondateur de l’université de Berlin (1809-1810), que furent dégagés les principes fondamentaux de l’université humaniste et libérale. L’indépendance universitaire est justifiée par le fait que l’enseignement se situe ici à la frontière du connu et de l’inconnu et ne peut être séparé de la recherche. Or, il n’y a pas de recherche possible sans liberté. Le professeur doit jouir d’indépendance envers les pouvoirs civils et religieux, les parents, les futurs utilisateurs des étudiants et envers les étudiants eux-mêmes. Ce n’est que s’il est libre qu’il peut valablement dire le vrai, le bon et le beau. Cette fonction capitale justifie le maintien des «franchises universitaires», héritées des universités du Moyen Âge, mais dégagées de leurs sources religieuses. Quant aux étudiants, ils doivent pouvoir apprendre s’ils le veulent, ce qu’ils veulent et comment ils le veulent. Cette conception a eu une influence considérable, qui se remarque aujourd’hui encore dans de nombreux pays, même fort peu libéraux.

Dans les universités publiques, l’autonomie universitaire s’affirme surtout envers les pouvoirs publics. Elle prend des formes diverses: élection du doyen ou président, choix des nouveaux professeurs par leurs pairs, inamovibilité, statut élaboré et adopté par l’université elle-même, autonomie financière, etc. Aux États-Unis, où les universités fédérales ou d’États fédérés sont pratiquement dans la même situation que les universités privées, l’autonomie porte notamment sur les conditions d’inscription des étudiants, le programme des études, les horaires et même sur les titres délivrés à la fin des études, qui varient d’une université à l’autre. Les professeurs ne sont pas fonctionnaires, mais recrutés et remerciés librement par le conseil d’administration et son président, tout comme s’ils étaient employés par une société commerciale.

La loi française du 12 novembre 1968 va beaucoup moins loin. L’Université française n’est pas devenue concurrentielle comme aux États-Unis, mais seulement «compétitive», c’est-à-dire qu’on n’enseigne plus forcément, comme précédemment, les mêmes matières dans toutes les universités de même type, que chaque université est maîtresse de son statut et que le contrôle administratif s’exerce a posteriori.

Secteur privé et semi-public

L’autonomie des établissements privés est en principe plus grande que celle des établissements publics. Normalement financés par des crédits privés et ne dépendant pas des pouvoirs publics, ces établissements devraient être théoriquement indépendants de ceux-ci. En réalité, dans aucun pays cette autonomie n’est absolue.

La limitation la plus fréquente se place au stade de la création de l’école. Souvent l’État se réserve le droit d’autoriser ou de refuser la création, que celle-ci soit précédée d’une demande d’autorisation ou d’une simple déclaration (Italie, France, Danemark, Norvège, Autriche, Allemagne...). Le contrôle étatique change également d’un pays à l’autre au stade de la gestion. Parfois il se borne à contrôler si l’enseignement n’est contraire ni à la loi ni à la morale, et si les conditions élémentaires d’hygiène sont réunies. Parfois le contrôle s’étend au contenu de l’enseignement et à ses qualités pédagogiques. Une limitation importante et fréquente de la liberté consiste en un monopole étatique des grades et diplômes. Mais cette règle peut être plus ou moins libérale, selon que les examens officiels sont passés devant des jurys composés uniquement de maîtres des écoles publiques, ou bien mixtes, ou encore si les diplômes peuvent être délivrés par les établissements eux-mêmes, publics ou privés.

La dépendance des écoles privées à l’égard d’autorités privées est souvent beaucoup plus étroite que celle des écoles publiques à l’égard des pouvoirs publics. Ceux-ci sont limités dans leur action par l’intérêt général et aussi, éventuellement, par les principes démocratiques, alors que les «puissances» dont dépend l’école privée agissent sans se soucier de ces limitations. On en trouve de nombreux exemples aux États-Unis notamment (cf. J. Poujol, L’Enseignement supérieur aux États-Unis ).

Dans beaucoup de pays où coexistent un secteur public et un secteur privé, on constate aujourd’hui également la présence d’un secteur semi-public. L’État ou d’autres collectivités publiques subventionnent des établissements privés. Mais alors les pouvoirs publics exercent normalement un contrôle sur ces établissements, contrôle qui ressemble beaucoup à celui qu’ils exercent sur l’enseignement public. Tel est le cas en France (loi Debré du 31 décembre 1959), en Autriche, en Italie, dans les démocraties nordiques, aux États-Unis (où le contrôle consiste surtout à s’assurer que l’école bénéficiaire atteint la «norme», fixée statistiquement par référence aux résultats obtenus par les établissements publics similaires). En Angleterre, les subventions et le contrôle publics sont fort anciens (controlled schools , aided schools , special agreement schools ).

2. Liberté et fonctions des systèmes d’enseignement

Un système d’enseignement remplit certaines fonctions, issues soit de la société dans laquelle il baigne, soit de lui-même. Il obéit à une certaine rationalité tant extrinsèque qu’intrinsèque. D’autre part, la liberté-participation (cf. G. Burdeau, Les Libertés publiques ) n’est guère autre chose, en ce domaine, que la possibilité pour les individus de bénéficier des diverses fonctions du système d’enseignement. Cette notion est intégriste: celui qui réclame une plus grande part du gâteau admet qu’il est bon, même s’il eût voulu qu’il fût meilleur encore. Mais la liberté peut prendre un autre aspect, plus radical, et consister en une remise en question des fonctions elles-mêmes que remplit le système d’enseignement. Alors est revendiquée une liberté-contestation.

Liberté-participation

Cette liberté est liée soit à la rationalité extrinsèque, soit à la rationalité intrinsèque du système d’enseignement.

Liberté et rationalité extrinsèque

Dans la société actuelle, l’une des fonctions essentielles de l’enseignement est de pourvoir aux besoins des différentes couches de la hiérarchie professionnelle et, partant, sociale. Il s’agit alors d’être individuellement le mieux placé possible dans cette grande opération de dispatching social, chacun bénéficiant d’une prestation d’enseignement maximale, compte tenu de ses possibilités intellectuelles et de ses goûts.

De liberté-autonomie qu’elle était surtout auparavant, la liberté de l’enseignement est devenue essentiellement une liberté-participation. Cela est vrai dans toutes les sociétés industrialisées. Il y a moins de différences entre les écoles actuelles des États-Unis et de l’U.R.S.S. qu’entre celles-ci et les écoles qui fonctionnaient dans ces pays au XIXe siècle. De plus, cette même idée participative de la liberté de l’enseignement s’est propagée dans les pays du Tiers Monde, au nom de l’aspiration de ceux-ci au développement économique.

Or cette conception de la liberté n’est pas séparable de la notion d’égalité. Égalité juridique tout d’abord, consistant dans l’absence de discriminations d’inscription dans les établissements scolaires (fondées par exemple, comme aux États-Unis, sur la couleur de peau). Égalité effective aussi du fait de l’égale répartition géographique des établissements scolaires, de l’égalité des sexes, de l’égalité des âges (éducation continue, cours de «recyclage» pendant la période d’activité professionnelle, cours universitaires destinés aux personnes du troisième âge...) et surtout grâce à l’égalité sociale, qui pose le difficile problème actuel de «démocratisation de l’enseignement». Celle-ci consiste concrètement à assurer, dans les divers degrés de l’enseignement, une population scolaire et universitaire dont les origines sociales correspondent aux pourcentages des diverses couches de la société. Cette égalité, bien qu’en léger progrès, est plus théorique que réelle. Le nombre des enfants d’ouvriers reste notamment très réduit dans les universités et grandes écoles des pays capitalistes industrialisés. Même dans les pays du socialisme marxiste-léniniste d’ailleurs, ces pourcentages, bien que supérieurs, ne reflètent pas toujours exactement la répartition sociale, et c’est précisément à ce sujet qu’a débuté, à l’université de Pékin, la fameuse «révolution culturelle» chinoise.

La fonction sociale de développement économique est favorable à la liberté-participation dans la mesure où elle exige de plus en plus d’instruction, des recherches plus poussées, des études qualitativement meilleures et plus variées. Elle aboutit même, comme l’admettait Rousseau, à «forcer à être libre». Cela explique l’obligation scolaire légale et le constant allongement de celle-ci. L’évolution économique exige un minimum d’instruction, même pour les «hommes de troupe» de la société industrielle, et ce minimum est d’un niveau de plus en plus élevé. Cela favorise la demande d’instruction car, comme l’argent appelle l’argent, l’instruction appelle l’instruction. Mais la fonction de progrès économique n’est pas toujours favorable à la liberté-participation. Il se peut qu’à un stade de son développement la société industrielle ait davantage besoin de cadres moyens que de cadres supérieurs. Alors elle s’ingéniera à favoriser certes la formation de cadres moyens, mais aussi à empêcher ceux-ci de dépasser le niveau atteint et d’entrer dans la catégorie supérieure.

Le système d’enseignement a enfin une autre fonction extrinsèque, qu’il exerce en faveur de la classe dirigeante de la société à laquelle il appartient, la fonction de conservatisme politique et social. Or, si la classe dirigeante doit impérativement se renouveler, elle a tendance à favoriser ses propres enfants et à empêcher les autres de parvenir aux étages supérieurs de la société. Cette attitude est particulièrement visible dans les pays en voie de développement, mais elle n’est pas inconnue non plus des pays hautement industrialisés, bien que la fonction de progrès économique y produise un puissant appel vers le haut qui masque parfois le conservatisme du système. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont notamment analysé avec une grande précision les mécanismes, souvent occultes et ignorés même par les enseignants, de cette fonction de conservatisme social (Les Héritiers (les étudiants et la culture ), Paris, 1964; La Reproduction , Paris, 1970). Selon ces auteurs, la culture enseignée, les attitudes devant celle-ci, les méthodes d’enseignement... sont celles de la classe dirigeante. Il n’est dès lors pas étonnant que les élèves et étudiants appartenant à cette classe obtiennent de meilleurs résultats que ceux des couches sociales inférieures. Les obstacles à la démocratisation de l’enseignement ne sont pas seulement d’ordre financier.

Liberté et rationalité intrinsèque

Le système d’enseignement d’un pays est lui-même fortement hiérarchisé et sa structure de base, l’établissement scolaire ou universitaire, l’est aussi. On trouve par exemple, dans une université française, d’une part les enseignants (hiérarchisés en professeurs, chargés de conférence, maîtres assistants, assistants, chargés de travaux dirigés, moniteurs), et d’autre part les étudiants, soumis à l’autorité des premiers. La liberté consiste à participer à la gestion de la structure universitaire, et là encore les fonctions du système jouent un rôle déterminant.

La participation à la gestion du microcosme scolaire est revendiquée par les enseignants d’un degré inférieur à celui des professeurs, par les professionnels, futurs utilisateurs des élèves, par les parents des élèves, par le personnel administratif et par les étudiants.

Certes, la participation des étudiants à la gestion des établissements n’est pas une invention moderne. Elle existait au Moyen Âge à l’université de Bologne, et ce modèle eut une influence sur les universités de Salamanque, puis de toute l’Espagne, et plus tard d’Amérique latine. Partout dans cette partie du monde, les représentants élus des étudiants sont associés à la fixation des programmes, au recrutement des enseignants et au déroulement des examens.

On croit souvent en France que la loi Edgar Faure de 1968 a constitué à cet égard une innovation dans le monde. En réalité, la seule originalité de la France en ce domaine a été qu’une révolte de grande ampleur (printemps de 1968) ait été nécessaire pour y parvenir. La France s’est plutôt fait remarquer par la rigidité de ses institutions que par son esprit d’innovation. Beaucoup d’autres pays connaissent la cogestion étudiante depuis longtemps ou s’y acheminent (Allemagne fédérale, Grande-Bretagne, Italie, Yougoslavie). Mais il ne faut pas se dissimuler que cette liberté-participation des étudiants est conditionnée par les fonctions intrinsèques, qui pousent à la qualité de l’enseignement et des recherches. Or il n’est pas certain que cette cogestion soit favorable à la qualité de l’enseignement, lorsque des querelles politiques – plus ou moins épisodiques – prennent le pas sur la sérénité et la pérennité relative des connaissances. Il n’est pas prouvé non plus que la majorité des étudiants soient désireux de participer aux prises de décision concernant leur université, lorsque du moins elle est un service public étatisé. Il est, en tout cas, très difficile en France, depuis 1968, d’atteindre un quorum minimal de votants pour l’élection des représentants des étudiants dans les organes de gestion des universités.

Liberté-contestation

Il est admis depuis longtemps que les étudiants puissent contester la véracité des enseignements qui leur sont donnés. Dans les universités du Moyen Âge, la contestatio était même un exercice obligatoire et régulier (hebdomadaire en Sorbonne). L’Université libérale du XIXe siècle a également admis cette liberté, dans la mesure où elle n’amoindrissait pas la qualité de l’enseignement, mais au contraire la favorisait.

Ce qui a été nouveau, dans les années soixante et soixante-dix, c’est que la contestation s’est étendue aux fonctions elles-mêmes – extrinsèques et intrinsèques – de l’enseignement supérieur et de l’enseignement en général. Ce mouvement a remis en question, d’une manière fondamentale et théorique, l’ensemble des systèmes de scolarisation, et cela dans le sens d’un élargissement considérable des divers aspects de la liberté de l’enseignement.

À la fin de la décennie 1960, et dans de nombreux pays industrialisés et du Tiers Monde, des groupes d’étudiants dits gauchistes ont notamment réclamé une Université non seulement cogérée mais autogérée par ce qu’ils appelaient le pouvoir étudiant. Elle devait devenir une structure de contestation permanente de la société globale, remplissant ainsi une fonction nouvelle de recherche de progrès social, vers toujours plus de liberté et de bonheur. C’était une conception extraordinairement valorisante des fonctions sociales de l’enseignement, conforme aux théories d’Herbert Marcuse (L’Homme unidimensionnel et La Fin de l’utopie , trad. franç., Paris, 1968). Ces propositions n’ont jusqu’ici été appliquées nulle part, ce qui n’est pas surprenant, car les sociétés sont, semble-t-il, plus soucieuses de stabilité et de confort que de mouvement perpétuel.

Dans le sens d’une liberté individuelle élargie, plusieurs auteurs ont également préconisé la création d’une sorte d’allocation scolaire et universitaire fournie par l’État aux parents des élèves et aux étudiants de l’enseignement supérieur. L’obligation scolaire devait être supprimée, les bénéficiaires de l’allocation pouvant en effet ne pas l’utiliser à des fins d’enseignement. Cette liberté ne constituait d’ailleurs pas un véritable péril social en raison de la soif d’enseignement qui caractérise la société industrielle. Si les bénéficiaires utilisaient l’allocation pour obtenir des prestations d’enseignement, ils restaient libres de le faire quand (éducation continue), où (mobilité internationale des maîtres et élèves) et comme ils le désiraient.

Partant de cette idée d’allocation scolaire, Ivan Illich (Une société sans école , trad. franç., Paris, 1971) a proposé non seulement la suppression de l’obligation scolaire mais celle des enseignants professionnels et des programmes. Il préconisait une «déscolarisation» générale. À la place des écoles, seraient organisés des «réseaux d’enseignement» où les demandeurs de connaissances se mettraient en rapport avec les personnes disposées à leur fournir les renseignements demandés. L’auteur déclarait (p. 170) qu’il voulait ainsi «libérer l’accès aux choses», «libérer le partage des connaissances», «libérer les ressources créatrices et critiques des êtres humains» et enfin «libérer l’individu de l’obligation de modeler ses espérances conformément aux services que peuvent leur offrir les professions établies». Ainsi sans doute devait être atteint le degré suprême de la liberté de l’enseignement!

Mais ces considérations théoriques n’ont eu jusqu’ici qu’un impact très limité sur les systèmes d’enseignement existants. Formulées à l’apogée de la croissance économique, elles ont été comme vidées de leur puissance suggestive depuis la crise économique des années soixante-dix. Tant il est vrai que la liberté, dans le domaine de l’enseignement comme en tout autre, est plus ou moins un luxe... lorsque toutefois elle n’est pas purement verbale.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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